1. Le sujet
A l’instar de "l’économie informelle" qui représente une partie non négligeable de la richesse des territoires tout en échappant au contrôle des pouvoirs publics et qui est constituée des échanges commerciaux ou non commerciaux tels que le troc, les échanges de services, le commerce des produits et services illicites..., il existe une "informatique informelle" qui constitue une partie non négligeable du patrimoine informationnel des entreprises et des organisations et qui échappe au contrôle des directions informatiques.
Le support type de cette informatique est le fichier Excel mis en place et exploité dans les services métier.
Si l’informatique informelle est là, c’est parce qu’elle répond à un besoin de stockage, de traitement et parfois de partage de l’information, qui n’est pas ou est mal pris en charge par les outils de l’informatique formelle.
La généralisation de cette informatique informelle en fait un sujet d’analyse. Elle se développe dans les lacunes de l’informatique formelle.
Il s’agit indubitablement d’une ressource indispensable aux entreprises au sens où elle permet de réaliser les missions qui sont confiées à leurs agents, individuellement ou collectivement.
Bien que difficilement mesurables, le coût, la pérennité, la fiabilité, les risques induits sur les processus de production doivent être évalués ; mais dans bien des cas, la valeur de ces outils semble surpasser ses faiblesses dans la mesure où ils rendent des services indispensables aux agents dans leurs activités.
Du côté des atouts ou des opportunités de l’informatique informelle, il y a la preuve de l’engagement des agents dans la construction de leurs outils de travail, et donc le passage de l’état d’utilisateur à l’état de bâtisseur du système informatique.
Pour ces agents, l’exploration d’un domaine de compétences situé hors du champ opérationnel métier débouche souvent sur l’acquisition d’un réel savoir-faire, voire d’une expertise technique informatique.
Pour répondre à des besoins opérationnels précis non ou mal satisfaits par les informaticiens, ces agents "explorateurs" n’hésitent pas à prendre les choses en main pour construire des solutions ad hoc avec les moyens à leur disposition, le plus souvent dérisoires comparés à ceux de l’informatique formelle.
Ce dynamisme, ces succès, cette ingéniosité, ne sont pas assez valorisés au delà du cercle local des bénéficiaires de ces initiatives ; il sont même parfois décriés au nom de la transgression aux règles d’organisation des compétences dans l’entreprise.
C’est une erreur, et notre conviction est qu’il faut accompagner ce mouvement, voire l’amplifier dans un cadre bien déterminé afin de faire profiter les processus de cette énergie créatrice qui leur fait tant défaut actuellement.
2. Les problèmes posés
Le principal problème posé par l’informatique informelle, c’est Excel (et tous les tableurs qui l’ont copié) qui est un tableur génial mais un bien mauvais support d’application informatique d’entreprise.
Alors, pourquoi les agents explorateurs choisissent Excel ? Parce que c’est un outil bureautique, accessible, conceptuellement et techniquement simplissime. Il a également comme avantage de rendre immédiatement les services attendus : dès le tableau renseigné, il est utilisable et produit des résultats.
Les concepts de base d’Excel sont simples :
- les tableaux sont des ensembles de cases
- les cases contiennent du texte, des nombres ou des formules
- les graphiques représentent les valeurs d’un ensemble de cases de tableaux.
Tableaux, cases et graphiques peuvent être mis en forme pour produire de jolis résultats, intégrables dans les documents et autres produits bureautiques
Cette simplicité conceptuelle constitue une partie du problème car, pour être pleinement efficace, un outil informatique doit s’intégrer au processus métier qu’il supporte. Il doit proposer des représentations informatiques des concepts du métier.
Si le processus élabore des contrats, l’outil doit présenter des contrats, s’il s’agit de courriers, de batiments ou de patients, on doit y trouver des représentations de courriers, de batiments, de patients...
Dans Excel, seuls les tableaux et les colonnes peuvent être nommés et donc présenter une ébauche de concept. Pour cette raison, les outils Excel sont incompréhensibles en dehors du cercle restreint de leurs concepteurs et utilisateurs directs.
Ainsi, par construction et certainement en opposition aux aspirations des agents explorateurs, Excel renforce une certaine forme de "clanisme opérationnel", à l’encontre de la vocation de partage et d’échange du système d’information.
D’informel, il entraîne à la dissidence ; de produit du dynamisme créatif, de l’engagement et de l’exploration, il entraîne le repli sur soi et l’immobilisme.
La pauvreté conceptuelle d’Excel a d’autres conséquences fâcheuses : la difficulté d’avoir une vision de l’ensemble d’un domaine métier par absence de liaisons entre les concepts, la difficulté d’adaptation et d’évolution des outils en même temps que les métiers...
L’autre problème majeur d’Excel est que c’est fondamentalement un outil de bureautique personnelle. Il n’a pas été conçu pour partager des informations, mais pour permettre à une personne de les stocker et de les réutiliser. C’est la raison pour laquelle plusieurs utilisateurs ne peuvent pas modifier simultanément un tableau, voire le consulter en dehors du réseau local sur lequel il est implanté.
Cette limitation d’accès à l’information est également en opposition complète avec la vocation du système d’information.
En résumé, l’informatique informelle est un plus et un bienfait pour les entreprises et les processus. Elle doit être reconnue, valorisée et accompagnée.
Mais sa mise en oeuvre (avec Excel) ne répond pas aux attentes de ses promoteurs et utilisateurs. Pire, elle produit des solutions qui s’opposent aux principes des systèmes d’information : le support des processus, le partage et l’échange de l’information. Et re-pire, elle éteint leur dynamisme créatif et leur talent d’explorateurs.
3. Opportunités et solutions
Il faut valoriser et accompagner les agents explorateurs et donc proposer de nouvelles perspectives en réponse aux besoins non satisfaits par l’informatique formelle.
Il faut que les solutions proposées soient aussi facilement accessibles qu’Excel, aussi simples à mettre en oeuvre, qu’elles produisent aussi rapidement des résultats, tout en s’ancrant dans les processus, en supportant la représentation des objets du métier, en respectant mieux les principes d’accès et de partage des informations, et enfin, en cohabitant avec l’informatique formelle.
De plus, il est probable que la créativité sera libérée si l’accès à ces solutions ne requiert aucune compétence technique, même si ce problème est surmonté par un grand nombre d’agents explorateurs.
Dès que ces solutions seront disponibles, l’informatique formelle n’aura plus à couvrir intégralement les besoins des métiers et pourra se consacrer pleinement aux applications et systèmes stratégiques de l’entreprise.
Jean-Marc IRIS